L’histoire du mois : Romance au casino
C’était il y a plus de quinze ans. J’avais un peu moins de vingt ans à l’époque et, avec deux amis, nous avions décidé de nous rendre à Boulogne-sur-Mer. J’avais travaillé un peu en juillet pour me faire de l’argent de poche. Août était là. La rentrée de Fac était loin. Il ne restait qu’à profiter. Dix jours de vacances en bord de mer. Un été de rêve. Tout le programme était contenu dans la destination.
Le séjour a commencé sous les meilleures hospices. Camping, plage et soleil, et, autour de nous, toutes les filles étaient belles. Je ne savais pas alors que l’une d’entre elles allait se détacher du lot et me planter, pour longtemps, sa petite flèche dans le cœur. C’est, je crois, le quatrième jour de notre arrivée, que Pierre a proposé que nous nous rendions au Casino. À l’époque, c’était le plus dégourdi de nous trois et il n’arrêtait pas de se vanter d’être un dieu du poker. Comme il était un peu mythomane, on ne le croyait pas toujours et, souvent même, on se moquait de lui. Ce soir là, pour le coup, l’occasion allait lui être donnée de montrer son savoir-faire et nous n’avons pas résisté à le railler, une fois de plus.
Un peu après le repas du soir, vers 21 heures, c’est en nous chamaillant gentiment que nous avons pris la direction de l’établissement de jeux. Ce casino se trouve, dans le centre de Boulogne, sur les bords de La Liane, proche de son embouchure. Si nous avions du mal à contenir notre excitation, de mon côté, je comptais bien ne pas trop dépenser. J’avais en poche de quoi passer de bonnes vacances, en prévoyant même quelques écarts, mais certainement pas de quoi tout flamber, en un soir, au casino. Arrivé sur place, Pierre a fait celui qui se trouvait chez lui. Avec Chris, nous l’avons suivi, un temps, dans ses aventures au milieu des tables de jeux, mais sans vouloir trop l’encourager. Pour nous en rabattre, il aurait été capable de tout, mais il n’était pas question qu’il finisse ses vacances les poches vides, juste pour avoir voulu nous impressionner le temps d’un soir. J’ai suivi quelques parties de black jack ou le croupier avait l’air plus en veine que lui, et puis, je me suis lassé et j’ai décidé de partir seul à l’exploration du casino et de ses divertissements.
Bien que nous étions en semaine, le mois d’août avait poussé jusqu’aux portes de l’établissement une foule de vacanciers, tous sur leur 31, qui s’agitaient autour des tables et des machines à sous. Du haut de mes vingt ans, je les trouvais d’un âge que j’aurais qualifié alors de vieux à avancé, en allant même jusqu’à décrépit. J’ai, depuis, bien sûr, révisé ces notions ; c’est bien connu, plus on vieillit, plus on trouve tout le monde jeune. Pour le reste, l’ambiance était assez agréable, le décor cossu, une impression de confort et de luxe se dégageait de l’ensemble, et pour tout dire, je goûtais la solitude de cette balade, loin de mes deux amis et je me sentais bien. J’explorais maintenant, d’un air distrait, les rangées de machines à sous avec leurs rouleaux fruités, leurs cloches et leurs symboles « bar » que je n’ai jamais vraiment compris. Me laisserais-je tenter par mettre un pièce ? J’hésitais. Les joueurs autour avaient l’air si absorbé dans leur jeu que l’affaire semblait trop sérieuse, presque dramatique même. Bientôt, une cascade de son cristallins les firent se retourner. Une dame, au moins centenaire dans mon esprit, venait de décrocher la timbale et ses yeux pétillaient de joie. Et tandis que les pièces continuaient de tomber en cascade, à ses côtés, une jeune fille attendait patiemment, une petite moue désabusée sur le visage. Le monde aurait pu s’écrouler et Mamie devenir millionnaire ou même se faire plumer. Un teint de pêche, des cheveux noirs déliés qui tombaient gentiment sur ses épaules, un robe courte, juste ce qu’il faut d’habillé. Et au moment où je m’attendais le moins, elle a senti mon regard, a planté ses yeux verts dans les miens et j’ai senti mon cœur vaciller.
Et puis, tout s’est déroulé en un éclair. L’instant suivant, la Mamie a voulu garder la main et relancer. Elle a suivi du regard celui de la jeune fille. Elle m’a regardé, elle a souri, avant de remettre un jeton dans la machine à sous. En un clin d’œil, elle avait tout compris. La jolie jeune fille, elle, a haussé les épaules, avant de venir vers moi un sourire aux lèvres, et tout s’est enchaîné. À partir de là, le reste des vacances est passé comme une évidence. Quelque chose venait de s’en mêler qui allait même les faire défiler à une vitesse vertigineuse. Lise, Lisette. Chaque jour et chaque instant, ensemble l’un et l’autre, si proches. Loin les autres filles, leurs regards et leurs rires. Elle était devenue mon monde, mon horizon, le début et la fin, l’alpha et l’oméga. Je ne voyais plus qu’elle. Loin les amis. Ils ont compris, il le fallait. On dit quelquefois amour de vacances ou pire « amourette » comme si le soleil et la mer faisait de ces histoires quelque chose d’irréel et de moins important. Comme si l’été ça comptait moins. Ce n’est pas toujours le cas.
Quand les vacances se sont finies, la séparation a été douloureuse, terrible. Faite de promesses bien sûr : on s’écrirait, on se parlerait au téléphone même. On essaierait de venir se voir en train, au moins une fois, avant six mois. « Je viendrais moi ! » « ou moi ? » « non ! moi ! » Pourtant, derrière les mots, elle comme moi, avions déjà conscience des montagnes de difficultés que ne manqueraient pas de poser les centaines de kilomètres qui nous séparaient. Nous n’allions pas changé de villes, ni elle, ni moi. Nous n’allions pas arrêté nos études. Et la vie, comme toujours quand elle l’a décidé, emporta tout. Les contacts se sont espacés. Un rendez-vous téléphonique manqué, un train qu’on ne prend pas. Et, un jour, un numéro de téléphone qui ne répond plus qu’aux abonnés absents quand on l’appelle. Mais la vie continue. On fait avec. Finir les études, avancer, se marier, déménager, acheter une maison, faire carrière… Les années qui filent… Des problèmes matériels… Un couple sans projet, un couple sans enfant, un couple sans futur. Un couple qui bat de l’aile… Pourtant, souvent, dans cette fuite en avant et dans les pires moments de blues, une petite pensée s’immisçait. Elle voguait à travers le temps et la mémoire, en direction de la petite Lisette de mes vingts ans. Je revoyais alors sa moue désabusée devant les jetons de cette machine à sous qui tombaient en pluie, comme pour dire : « les trucs matériels, les richesses et l’argent, ce n’est pas ça qui est le plus important ». Et puis un jour, comme tout doit arriver, je me suis retrouvé seul. Comme trois couples sur quatre, le mien a suivi les statistiques. Rien de très original. Rien que j’ai pu sauver non plus. On se remet de tout et la vie, là encore, continue.
L’été suivant, Pierre et Chris m’ont appelé. C’était il y a deux ans déjà. Par chance, notre amitié avait tenu solidement tout au long de ces années et on a toujours continué de se voir. Cette fois-là, rendus célibataires le temps d’un été par les hasards de la vie, ils avaient décidé de rempiler avec Boulogne sur Mer en août. Est-ce que je voudrais en être ? J’ai hésité. On n’a pas les mêmes envies à 38 ans qu’a 20 ans mais l’idée était séduisante. J’ai dit oui mais en tout cas, pour cette fois-ci, on s’était mis tous les trois d’accord sur une chose : on zapperait le camping et ce serait hôtel et literie tout confort.
Mêmes dates, même lieu, exactement dix-huit ans plus tard : les vacances ont débuté de manière un peu surréaliste, comme une sorte de voyage dans le temps. Bien sûr, entre nous, on se laissait un peu plus respirer et on était moins collé qu’on avait pu l’être par le passé. D’ailleurs, le deuxième soir de notre arrivée, un peu comme un pèlerinage étrange, je leur faussais compagnie pour aller me balader du côté du Casino. Je n’y rentrais pas pourtant. Peut-être par superstition ? Dans un coin de mon esprit, je m’étais dit que j’attendrais le 4ème jour pour le faire et que, peut-être alors la magie opérerait : peut-être que je pourrais alors croiser le fantôme de la belle Lise sorti tout droit du passé ? Et pensant à tout cela, je me sentais un peu bête, un peu comme un gamin rêveur qui compte les voitures en s’inventant des jeux ou des gages : ces moments où la raison vous dit « tu as passé l’âge de croire aux lutins et aux fées ». Mais le troisième soir Pierre et Chris s’en sont mêlés et sont venus bousculer mes plans : « on va au Casino, tu viens ? » « D’accord ! ». J’ai suivi sans me faire prier et sans rien montrer de mon trouble. Pourtant, une fois sur place, avant de passer la porte de l’établissement, j’ai eu comme un pincement au cœur, une petite prière muette non formulée. Un temps d’arrêt. Ils m’ont regardé tous les deux et ils ont souri sans rien dire.
Ensuite, tout s’est passé un peu comme durant cette autre soirée, à des années de là, Pierre et son black Jack, les dames et les messieurs élégants, l’atmosphère ouatée et confortable. Et je me suis éclipsé à pas de loup en direction des allées des machines à sous. Rendu à l’endroit presque exact où je m’étais tenu dix-huit ans auparavant, je me suis arrêté les yeux rivés sur le sol, en prenant tout mon temps avant de lever le regard. Là-bas, entre les rangés de joueurs affairés et concentrés, sur la machine à sous, dans le fond, une vieille dame vêtue de blanc, qui devait avoir dépassé les 80 ans printemps, jouait, les yeux pétillants de plaisir. Était-ce vraiment possible qu’elle fut la même qui avait arraché, ici même et si longtemps avant, une moue d’impatience à une certaine jeune fille ? Mais comme je m’approchais, incrédule, en direction de l’endroit, le cœur battant la chamade, je la vis arriver au fond de l’allée, en direction de la vieille dame et des machines à sous. Un verre à la main, un léger sourire aux lèvres, les mêmes cheveux noirs tombants et les mêmes yeux verts, plus belle et élégante qu’elle ne l’avait jamais été. Alors, je me suis immobilisé. Je ne respirais plus. Allait-elle me reconnaître ? M’ignorer, me juger peut-être même ? Un ange est passé. Elle a tendu le verre à la vieille dame et, sentant mon regard qui ne la quittait pas, elle a bientôt levé les yeux. Puis, m’ayant vu, elle a souri et s’est avancée vers moi, comme elle l’avait fait la première fois.
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